FOCUS
Ce que le sucre n’archive pas
Yassine Ben Abdallah interroge la mémoire coloniale et la fragilité des récits. Il travaille avec le sucre, matière éphémère et chargée d’histoire. Issue de sa série de sabres moulés en sucre, la machette 32 Dumas est posée sur socle, la douceur contraste avec la violence symbolique de l’objet. Le sucre fond, disparaît, comme fondent les traces d’un passé que les archives ont souvent voulu dissoudre.
On ne le voit pas ici, mais en vis-à-vis et emprunté pour l’occasion au Musée Historique de Villèle, qui en assure donc la conservation, est suspendu le véritable fusil de François Mussard, tristement célèbre chasseur de marrons.
Ce dialogue fait résonner une autre version de l’histoire. Entre disparition et résistance, ces sculptures éphémères rappellent la complexité des identités créoles et la persistance silencieuse des archives absentes.
Les mutants tranquilles
Chloé Robert ouvre le passage du rêve et de la transformation. Tout part du dessin, mais tout finit par prendre vie : créatures hybrides, figures métamorphosées, robes-peaux… Un univers peuplé de spécimens indécis, échappant aux catégories, habite ses œuvres comme un écosystème parallèle. Tous ces mutants tranquilles composent un microcosme onirique, organisé comme un tissu continu d’interactions, d’alliances et de circulations, où se rejoue le rapport entre les formes du vivant, sans classification.
Cette approche fait écho aux voix contemporaines de Bruno Latour et d’Isabelle Stengers (je sors les grands mots, et si j’osais, je citerais même Deleuze & Guattari, mais je vais me calmer tout de suite) et aussi à celles issues des pensées autochtones et non occidentales, qui nous rappellent que nous ne sommes pas seul·es à peupler la trame du monde. Un monde plat, sans hiérarchie préétablie entre les êtres, où les existants deviennent ensemble acteurs du même réseau.
Dans ses œuvres, l’homme ne domine pas la nature, mais il coexiste avec des figures qui semblent issues de cette « diplomatie du vivant » dont parle Isabelle Stengers. Cette frontière mouvante entre chair et environnement est un appel à repenser la place de l’humain dans la part lente, fragile et fertile du réel.
Là oú la forme respire encore
Quand Picasso simplifie ses Minotaures*, il ne cherche pas à faire joli. Il creuse. Il élimine, jusqu’à tomber sur la bête intérieure, celle qui voit sans les yeux. La simplification est une mise à nu : un combat entre le trait et ce qu’il recouvre.
Dans les Souches de Pascale Simont, il se passe quelque chose du même ordre. Pas la même matière, pas le même mythe, mais la même obstination. Elle gratte, elle taille, elle recommence. Elle enlève pour mieux laisser apparaître. Ce qu’elle traque, ce n’est pas la souche, c’est ce qu’il y a dedans : le vivant, le battement, la mémoire des racines. Même tension, même quête : simplifier pour toucher juste.
Et puisqu’on parle de grand peintre, c’est un joli clin d’œil de savoir que c’est l’une des premières fois que l’artiste s’initie à la peinture. Dans la série Confusion, Pascale Simont révèle un vrai talent de coloriste. Des formes organiques se mêlent, flottent, hésitent entre anatomie et végétal. L’univers est subjuguant, sensuel, parfois un tantinet inquiétant.
Dans ses aquarelles comme dans ses volumes, le geste est une recherche de clarté à travers le flux. La forme est une matière vivante qui ne se fige jamais, elle circule, et c’est là que tout se joue.
Aujourd’hui, j’ai accueilli plusieurs classes de maternelle. Beaucoup d’enfants ont eu la sensation d’être dans un paysage aquatique, peuplé d’algues, de méduses et de bulles suspendues. Et c’est drôle, parce qu’ils m’ont fait voir ce que je n’avais pas perçu. Leur regard, brut, sans théorie ni surinterprétation, a touché juste. Ils ne cherchent pas à comprendre, ils voient, et dans cette évidence tranquille se cache la vraie justesse.
*La réf. ne vient pas de moi mais de l’artiste et des commissaires… Ma pensée a suivi.
L’atelier du peintre
Dans l’atelier de Cristof Dènmont, rien ne tient bien en place. Il attrape des formes, des objets, des petits morceaux de réel, des détails que l’œil oublie. Il les garde, les dévie, les met ailleurs. Les motifs bougent, se répondent, reviennent sans prévenir.
Une carte bancaire retournée devient une tapisserie. Un “monsieur écran” est là dans plusieurs œuvres, comme s’il avait ses habitudes. Une frise de chambre d’enfant s’invite dans le décor et change toute la dynamique. Ici, un détail peut dérégler l’ensemble, dans le bon sens.
Sa peinture, c’est un espace où tout circule. On voit les choses se recomposer, se décaler, s’emboîter. Rien n’est fixé. Rien ne cherche la formule. On a l’impression d’entrer dans un atelier mental qui ne coupe jamais le moteur.
Dans La Suite Deluxe, c’est encore plus clair. L’atelier du peintre devient un système ouvert, avec ses objets, ses photos, ses petites pistes laissées sans insistance. Les images posent des questions. Les peintures avancent par reprises, tout se déplace, se réactive. Le travail continue d’une pièce à l’autre, comme une conversation que Cristof n’a aucune raison de conclure.
Texte écrit dans le cadre de l’exposition FOCUS, présentée au FRAC Réunion jusqu’au 19 décembre, sous le commissariat de Mathilde Rousselie et Anna Vrinat. L’exposition réunit quatre artistes : Yassine Ben Abdallah, Cristof Dènmont, Chloé Robert et Pascale Simont.
Claire Viardet, Novembre 2025